jeudi, 09 mai 2013

Facebook, la nouvelle civilisation est (a)sociale

Le silence est d’or, la parole est d’argent. Et aussi, les paroles s’envolent, les écrits restent. Selon cette double échelle, les écrits sont soit de diamant, brillants, précieux, réfléchis et éternels, soit de fer blanc, vulgaires, brutaux, coupants, tranchants. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans une ère absolument nouvelle, sans précédent, celle du débat public, total(itaire) et surtout écrit. Car que ce soit dans l’affaire Trullemans ou dans ses innombrables, invraisemblables débordements, Facebook n’est pas le coupable. Ce n’est que le support d’une toute nouvelle culture à laquelle nul d’entre nous n’est encore véritablement rompu. Certains l’utilisent mieux que d’autres, certains sont plus conscients que d’autres, mais seuls les plus jeunes d’entre nous, ceux qui ont grandi avec les réseaux sociaux — se prenant parfois des coups d’une violence inouïe en pleine adolescence (je pense à des pages dédiées à la détestation d’une élève d’une école par exemple) — seuls ceux-là seront un jour à même de chatter comme ils respirent. Cette nouvelle culture, déjà si normalisée qu’on n’en perçoit apparemment pas la réalité, c’est celle de l’écrit immédiat, celle du débat rédigé. Elle n’explique pas à elle seule l’hystérie ambiante, mais elle y contribue… Revue de détail.


Jusqu’au début des années 90, il était impossible au vulgum pecus de débattre autrement qu’autour d’une table, entre amis. Les sujets de société pouvaient bien sûr être abordés au travers du courrier des lecteurs de l’un ou l’autre journal, mais ils faisaient l’objet d’un tri éditorial qui évitait tout dérapage ou gardaient le débat dans des limites, disons, raisonnables. Le débat en ligne n’existait pas. La publication de ses propres idées par l’homme de la rue requérait au minimum une stencileuse (ancêtre de la photocopieuse) qui permettait de publier des tracts, voire des fanzines. Des efforts énormes, du temps, de l’argent.


Compuserve, le réseau mondialisé

Vers 1990, le réseau Compuserve est arrivé en Europe. C’est par lui que j’ai découvert cette innovation incroyable : le chat. Il permettait d’évoquer tous les sujets, sans tabous et sans limites, avec d’autres anonymes du monde entier. Et insensiblement, une nouvelle civilisation s’est installée : celle du débat qui reste, le débat écrit, celui où l’on ne peut plus nier ce qu’on a dit auparavant, où l’insulte peut être lue et relue, n’est plus fuyante comme quand elle est dite. Avec les chats sont apparus les flames, ce qu’on appelle aujourd’hui les clashes. Ce nom de flame est apparemment né parce que lorsque deux personnes clashaient dans un chat, les autres prenaient rapidement parti et toute la room s’enflammait. Alors qu’un clash oppose deux «vedettes» de Facebook ou de Twitter, un flame se répandait à toute vitesse et boutait le feu à la conversation. Sur Compuserve, la nétiquette spontanée voulait que lancer un flame fût impoli, tout comme le fait de l’alimenter. C’était une des dernières considérations sauvées de la civilisation précédente, celle de la parole, où l’écrit avait une qualité particulière.

 

Sur ces réseaux, tout comme d’autres qui ont suivi, la conversation restait donc privée, dans des chambres dédiées (rooms), certaines étant réservées aux adultes. Insensiblement, un autre outil s’est installé, qui a remis l’écrit à la mode. Le courriel. Mon professeur de sixième se plaignait que plus personne n’écrivait de lettres. C’est vrai que cet exercice, qui requerrait une certaine application et un ton policé ne séduisait plus les jeunes des seventies. Old fashionned.


L'email, l'épistolaire de la banalité

Quand les nineties ont pointé leur nez, avec l’e-mail, on s’est remis à écrire, mais plus une ou deux lettres manuscrites d’une page ou deux tous les mois, non, des lettres tous les jours, des lettres et encore des lettres, à n’en plus finir. Sauf qu’on avait entre-temps perdu ce délicieux sens de l’attaque pesée (moi en premier), ou la forme appliquée des échanges épistolaires d’antan. Plus de vouvoiement ou le moins possible. Un ton plus cool, plus direct, plus cinglant parfois. Du «j’ai passé une excellente journée avec les enfants et tu nous manques» des années cinquante, on est passés à «Putain, la journée de délire avec les mômes ! Là-dessus, je vais dormir, tu vas manquer à mes draps, bébé (et pas qu’à mes draps)». On se lâche.

 

Puis sont arrivés les forums, que plusieurs journaux ont rapidement adoptés. Là, chaque internaute devenait journaliste, chroniqueur, éditorialiste, savant, omniscient, défenseur d’une cause, tout ça à la fois, mais surtout, il prétendait faire entendre raison à ceux qui ne pensaient pas comme lui (ou elle, bien sûr). Au début, ces forums étaient scrupuleusement modérés. Mais bientôt, l’afflux de réactions et la baisse de revenus de la presse rendirent cette modération impossible — du moins, on ne pouvait plus payer un vrai community manager pour s’en occuper à temps plein. La raison de chacun l’emportant sur l’intérêt de l’exercice, ils sont bientôt devenus de véritables dépotoirs de haines diverses, un peu dans tous les sens, les uns traitant les autres de fascistes au moindre mot de travers, les autres leur rendant un Staline bien senti, en majuscule s’il le fallait. Et puis, seulement, est arrivé Facebook. Et le monde s’est replié.


Facebook, et le monde se racrapote.

Sur Compuserve, je débattais avec des Américains, des Chiliens, des Italiens, des Brésiliens. Sur Facebook, la plupart discutent en boucle avec les mêmes amis, confrères, frères, sœurs. D’autres étendent leur spectre jusqu’aux amis des amis des amis des amis qu’ils n’ont pourtant jamais vus. D’autres encore — c’est mon cas — n’ont jamais rencontré les neuf dixièmes de leurs «amis». Mais de Compuserve à Facebook, le monde s’est complètement racrapoté. 

 

Et surtout, désormais, chacun a son journal à lui, ses news, son espace «privé», dont un nombre toujours trop grand de gens n’ont pas encore compris qu’il est souvent public, faute de gérer les «sécurités» du machin, d’une complexité à faire pâlir Einstein lui-même. Dans ce fatras sont arrivés de nouveaux faiseurs d’opinions, certains des anciens s’y adaptant assez vite, d’autres refusant toujours de s’occuper de ce «passe-temps». Chez les politiques, les uns cherchent encore le «mulot» quand d’autres recrutent la moitié de leurs futurs électeurs sur les réseaux.


Les sans culottes d'une révolution écrite.

Derrière les faiseurs d’opinions, les «queues de comète» virevoltent d’une page à l’autre, allant chez monsieur X qui pense autrement qu’eux, pour diffuser les idées de leur opinioniste favori, monsieur Y, avec parfois une virulence qui siérait plus aux personnages du Marquis de Sade dans leurs pires ébats mortels qu’à un citoyen bon père de famille. Je t’emmerde. Je t’encule. Va te faire foutre. Pédé. Connasse. Blonde. Les débats ne sont plus des débats, mais tournent souvent au combat hystérique. Les camps s’éloignent, se déchirent, chacun est tout permis, les insultes pleuvent, écrites, condamnables et si chaque insulté portait plainte, on aurait de quoi, en une semaine de Facebook, remplir toutes les cours d’Europe pour vingt-cinq ans. Je ne parle même pas des amitiés qui se brisent et des familles qui s’invectivent par écrit, des personnes que l’on pousse au suicide ou plus couramment, à changer d’école ! Le pouvoir des mots est réel, parfois. Certains l’apprennent à leurs dépens. Trullemans, personnage public, en a mal pesé le poids. Alors, que dire des ados lancés sur Facebook sans le moindre contrôle ?

 

Cette culture, que l’on a l’impression de posséder, n’a donc pas vingt ans. C’est tout nouveau. Nous avons découvert le feu, mais nous ne le maîtrisons pas. Nous ne savons pas comment le maîtriser. Les expériences sont en cours. On attend le manuel. Est-ce de là que vient l’hystérie actuelle dont François De Smet nous parlait dans son billet de la semaine passée ? Pas uniquement, certes. Mais quand la rage est ensuite transmise sur les écrans de nos émissions de débats favorites, je me demande si le péon de l’écrit qui voit son SMS s’afficher devant un million de téléspectateurs, malgré la haine qu’il transmet, ne se sent pas tout puissant, trop puissant. Oui, le plébéien de l’écrit : celui qui n’a pas appris à formuler, qui n’a jamais eu de style, qui parle avec ses tripes, sans forcément réfléchir, celui qui, justement, n’a jamais suivi de cours de com. La pensée brute du peuple s’affiche alors sur nos TFT.


Le péon du mot et ses sales caractères

Sans hésiter, il envahit les boîtes mails de ses «ennemis» avec une férocité hallucinante. Le politicien n’est plus qu’une cible. Le présentateur, un réceptacle à injures. Monsieur et madame Toulmonde prennent le pouvoir sur nos fenêtres de mots, ils ont un pouvoir immédiat qui toutefois n’anime rien, ne sert rien, sinon à radicaliser des pans entiers de notre société. Le partage d’infos est ultrarapide et l’info elle-même est à consommer immédiatement. Pour la presse, la valeur des articles n’est plus que quantitative : combien ont lu ? Combien de commentaires ? Ou, le plus souvent, combien de saloperies tapées à la va-vite pour chier ses frustrations sur l’autre, de préférence un peu connu ou un peu victime ? L’écrit, cette noble activité qu’on nous intimait de respecter sur les bancs de l’école, est devenu un kleenex. Sur un mouchoir en papier, il peut y avoir une trace de rouge à lèvres, un mot d’amour, un crachat, de la merde, du sang.

 

Un tel changement de culture ne se maîtrise pas en cinq ou dix ans. Il faut deux ou trois générations. Nous avons un outil incroyable de puissance, qui nous permet de discuter immédiatement avec des gens avec lesquels on n’aurait jamais pensé dialoguer auparavant — j’ai posté un tweet à Bernard Pivot ; il m’a répondu ! Vous vous rendez compte ? Mais toute magie a un prix. Nous sommes des apprentis sorciers. Des explorateurs d’un univers que personne n’a encore été en mesure de décrire. Le comprenons-nous seulement ?


(Note : dans la version précédente, un conditionnel (requerrait) avait étrangement pris la place d'un imparfait (requérait). Merci à S.R. de m'avoir justement fait remarquer que je mélangeais les temps. Au temps pour moi, donc.

12:37 Publié dans Rhumeurs | Lien permanent | Commentaires (10) | |  Facebook |  Imprimer | | | |

Commentaires

Bonjour Marcel,
L'écrit qui s'oralise, c'était en marche, c'est toujours un peu en marche, à côté, et de plus en plus. Avec les chats, évidemment. Avec Facebook... Tu donnes quelques détails que je ne connaissais pas, et à raison, constate que ça se "racrapote" plus vite qu'on ne le croit. Un peu partout dans le virtuel. Il y a un réservoir d'opinions-grenades prêtes à se dégoupiller, il suffit de regarder là où ça clignote le plus. Mais on peut aussi complètement ignorer une grande partie de tout ça, et en tout cas, ne pas en rajouter, quand c'est déjà bien saturé, voire carrément ingérable. ("On"... Pas toi ou moi, le "on" est un peu trop pratique, mais c'est lundi, je le laisse.)
Cela ne veut pas dire que personne ne doit modérer, la modération, est ce qui permettra de rester à flots, mais en tout cas : tout le monde ne le doit pas. À moins de considérer le virtuel comme un champ de batailles désorganisées, où chacun a la mission d'être le soldat d'armées de circonstances, dégainant les unes contre les autres, un peu n'importe comment.
Heureusement, ce n'est pas que ça, et je voulais surtout, désarmée, remarquer que ce qui est excessif, aussi, c'est de réduire le virtuel à ça. Je sais que je parle à quelqu'un qui se donne la peine de faire quelque chose des outils, (merci) mais continuons, ne lâchons pas sur ça : le virtuel est pleins d'outils, et il y a pleins de gens qui bricolent, plutôt pas mal.
Parlons-en. Autour de nous. De plus en plus.

Écrit par : griz | lundi, 06 mai 2013

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Bonjour, je ne suis qu'une goute d'eau dans ce monde, je ne suis personne et rien, je prêtent être musulmans, mais cette religion est un étirage, allant un peu grandi, j'ai embrassé la religion car en sa profondeur j'y suis entré, mais les tentation de la vie mon très vite immergé à la surface de la bêtise. J'ai trahie bien des personnes, j'ai m que de respect a bien d'autre et beaucoup d'autre conneries sont a mon actif. Quelques bien faits font partis de ma vie mais qu'est ce qu'ils sont face à mes conneries. Bref la religion est très loin de nous, Islam n'est vraiment pas égale à musulman, il vaut vraiment arrête de parler d'islam ou de religion, mais plus tôt parler d'être humain et de sa bêtise. Dieu n'a pas besoin de nous mais le contraire oui alors si Dieu est amour comportons nous en ce sens ayons juste un bon comportement envers nous même c'est ce que veux dire la religion et c'est juste ça que le prophète de l'islam a prône!
Ps: peut être un chouya pointu mais la personne qui a rédige le te te sur trullemans chapeau. Cela dis s'il c'est excusé, qu'il regrette d'avoir fait une généralité idiote on va mettre ça sous l'émotion et la bêtise de l'être humain. Bien a vous.

Écrit par : IBrahim | lundi, 06 mai 2013

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Et en plus on nous annonce déjà la disparition de Fesse_Bouc, qui est en train de se ringardiser outre-Atlantique, paraît-il.

Écrit par : Bernard (Rouen) | lundi, 06 mai 2013

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pas grave il va bientôt avoir du sel sur la queue...

Écrit par : Uit'tZuiltje | mardi, 07 mai 2013

http://www.lesoir.be/237523/article/debats/editos/2013-05-06/l-europe-besoin-vous-et-vice-versa

Maroun Labaki signe un édito plein de bon sens sur l'Europe. Un musulman qui parle de citoyenneté européenne ? Mais bien sûr ! Les immigrés (je pensais que le nous de son titre y faisait référence, avant de lire l'article - préjudice !) ont un avantage, une valeur ajoutée pour l'Europe ; moins liés à une "identité nationale" - quelle barbe -, mieux dispersés sur le territoire européen, sans doute plus mobiles, ils joueront demain un rôle de liant dans notre grande et belle Europe.

Comme quoi, tout ne va pas si mal.

Écrit par : Pfff | lundi, 06 mai 2013

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@pff : qu'est-ce qui vous permet d'affirmer que Maroun Labaki est "musulman" ?

Écrit par : Marcel Sel | lundi, 06 mai 2013

Aïe !

Le fait que, par ailleurs, il estime que Karl De Gucht dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas lorsqu'il dit qu'on ne peut pas parler avec les juifs d'Israël ?

Écrit par : Pfff | mardi, 07 mai 2013

Depuis 2005, j'écris dans un blog. Parce qu'on m'y a invité, j'ai publié sur un forum.
Sur celui-ci qui commençait pas mal, je me suis laissé à aller plus loin, à devenir modérateur. Rédacteur et modérateur, quelque chose qui ne va pas, qui n'est pas conciliable quand c'est connu et reconnu.
Les "amis" se sont pressés au portillon. "Pourquoi mon bel article n'a pas été publié?".
La question du siècle. Comme si j'étais le seul à décider. Pas folle la guêpe.
Puis, je suis parti vers d'autres plus ou moins cléments. "Un site citoyen". Que les seuls mots font rêver. Un an et puis retour à la case départ pour voir ce qui avait changé. Pour en arriver à... un stop définitif du côté forum.
On revient toujours à ses premières amours...
Oui, je suis partout, je touche à tout, mais de loin et pour m'amuser, pour tester jusqu'où aller trop loin. Du touche pipi, parfois.
Les commentaires sur mon blog, je n'en veux que quand ils apportent un plus.
Sinon, dehors. Ce matin, un pub.... nettoyée.
Les commentaires chez moi, ce sont des articles eux-mêmes qui apportent les plus.
Le "bon peuple" a tellement de choses à dire qui n'ont rien à voir avec les sujets.

Écrit par : L'enfoiré | mercredi, 08 mai 2013

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"un tweet à Bernard Pivot " Vous vous rendez compte ? Mais toute magie a un prix. Nous sommes des apprentis sorciers. Des explorateurs d’un univers que personne n’a encore été en mesure de décrire. Le comprenons-nous seulement ?"

Ouais, mais...
Ceci vous amusera peut-être.
Je ne suis pas l'auteur du billet. Seulement le commentateur
http://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/ecourtons-la-langue-135456

Écrit par : L'enfoiré | jeudi, 09 mai 2013

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L'Europe condamne la Flandre ; la Flandre, très posément, réclame la tête du Roi.

En Flandre, tout le monde est d'accord, le peuple flamand est souverain, et les francophones, y compris le Roi, sont des bananes.

Écrit par : Pfff | vendredi, 10 mai 2013

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