mardi, 13 octobre 2009

Les Belges pas égaux devant la statistique.

Aujourd’hui, sur le site du Morgen (le grand journal flamand de gauche), je tombe sur une étrange information, titrée : « De plus en plus d’Espagnols d’origine marocaine au Centre Public d’Aide Sociale d’Anvers ». Je me dis — peut-être à tort — qu’un tel titre aurait été inimaginable dans un journal de gauche francophone. Pour m’en assurer, je fais une recherche dans la Dernière Heure (journal de droite qui ne mâche pas souvent ses mots). Depuis 2001, aucun article ne contint la phrase « Espagnol d’origine marocaine ». Histoire de chercher la petite bête, je tape « Français d’origine marocaine » dans le même canard. Et là, j’obtiens quelques résultats. Mais aucun ne stigmatise les « Français d’origine marocaine » en général. Les Francophones, quand ils citent l’origine d’un Européen, ne le font apparemment que pour informer sur des cas précis. Comme les assassins de Massoud dont l’un était, si je me rappelle bien, Belge d’origine tunisienne. Ce qui permettait de mieux comprendre son geste : Massoud n’ayant jamais critiqué les frites, pourquoi un Belge de Klemskerke, par exemple, aurait-il cherché à l’éliminer ?


 

Depuis 2001, la Dernière Heure a écrit une petite dizaine de fois « Français d’origine marocaine ». Les derniers en date sont un monsieur qui a gagné un concours et un  autre qui est entré dans une grande équipe sportive. Bien sûr, il y a aussi les mauvais exemples, comme ces gens qui se sont livrés à des entraînements terroristes ou ce Moussaoui, condamné aux Etats-Unis pour participation aux épouvantables assassinats du 11 septembre (pas ceux du Chili commis par des Américains, ceux de New-York commis par des Benladeniens).

Dans tous ces cas, la Dernière Heure ne cite l’origine de ces Français que parce qu’elle est une partie significative de leur histoire personnelle. En bien, comme dans le cas de Gad Elmaleh. En mal, pour Moussaoui. Mais en aucun cas la qualification « Français d’origine marocaine » n’a ciblé une population globale pour alerter le lecteur sur un phénomène qui serait le fait d’une « ethnie » précise. Serait-ce là une manifestation de plus de la différence de traitement de l’information entre le Nord et le Sud de la Belgique. Au Sud, on dira que les Flamands sont plus sensibles aux origines raciales. Au Nord, on vous dira qu’on ne se cache pas derrière la langue de bois wallonne et qu’on prend les problèmes de front. Alors, cette franchise journalistique flamande : c’est bien ou c’est mal ?

Un principe pour commencer.
En Europe, quand un homme a une nationalité, il ne peut en rien être discriminé par-rapport à un autre. Quelqu’un qui dispose d’un passeport espagnol, qu’il soit noir, vert, jaune ou bleu à pois rouges, est un Espagnol et à ce titre, il a le droit d’habiter sur notre territoire, aux même conditions que n’importe quel autre Espagnol. Peu importe qu’il soit né à Malaga, Barcelone, Tanger, Ouagadougou. Il n’y a pas de Belges blancs et de Belges noirs, il y a des Belges tout court et si l’on parle éventuellement de Belges d’origine marocaine, c’est pour traiter de questions sociologiques précises, toujours avec le danger de stigmatisation qu’on évitera scrupuleusement.

Or, le titre ci-dessus discrimine les Espagnols selon leur origine pour définir, apparemment, une population qui aurait un comportement généralement « nocif » au CPAS. Mais admettons que cette discrimination soit nécessaire aux journalistes flamands pour distiller l’information… Pour vérifier la pertinence de cette position, allons au fond de la question du journalisme :  qu’est-ce qu’une information ? C’est une donnée généralement neuve qui intéresse l’opinion publique, et qui l’in-forme. Dans nos sociétés, l’information revient littéralement « à (in)- former l’opinion ». Ce qu’écrit chaque journaliste participe donc à l’idée que le public se fait de l’état de la société, ce qui va mal, et ce qui va bien et à ses orientations politiques. Et c’est là qu’entre en compte le principe de la responsabilité de l’informateur, donc, du journaliste. Dans le pire des cas, on obtient Radio Mille Collines. Dans le meilleur, une objectivité quelquefois soporifique.

L'info intoxique.
Comment se forme l’information ? Elle est le résultat d’un échange permanent (et idéalement conflictuel) entre les acteurs qui cherchent l’accès aux médias (ou non) d’une part et les journalistes qui cherchent à répondre à l’intérêt du lecteur en publiant certaines des infos en provenance des acteurs. Plus le journaliste cherchera l’honnêteté, plus il sera en conflit avec les sources, puisqu’il les mettra systématiquement en concurrence pour obtenir une image la plus fiable possible de la réalité. Or, ici, l’acteur est le Centre Public d’Aide Sociale anversois, représenté par sa porte-parole, qui apparemment a remarqué « une croissance systématique du nombre d’Espagnols d’origine marocaine » venant solliciter une aide sociale. Combien sont-ils ? Elle ne sait pas. Depuis quand, cette croissance ? Ce n’est pas précisé. Mais on connaît le nombre d’inscrits à la commune, j’y reviendrai. Vous allez rire. Ou pleurer.

En revanche, la présidente du même CPAS, d’obédience socialiste, précise : « Nous savons que certains [Espagnols d’origine marocaine] achètent un contrat pour pouvoir s’installer ici, et travaillent pendant une très courte durée pour pouvoir émarger de l’aide sociale dont ils profitent ensuite. » Voilà donc le problème posé : il y a des fraudes. L’on apprend que cela proviendrait du fait de régularisations massives intervenues il y a quelques années en Espagne suite auxquelles beaucoup de Marocains sont devenus espagnols, ainsi que des avantages sociaux belges qui attirent ces Espagnols. Oups. J’allais oublier de préciser : ces Espagnols d’origine marocaine.

Des chiffres qui font très peur ! Bouh ! Ou…
Voilà, pour un journal flamand, le problème posé. La présidente socialiste (oui, il y a des socialos en Flandre aussi) du CPAS affirme être désormais informée du problème, et redoublera de vigilance. Les services de la justice sont eux aussi alertés et les suspects seront examinés à la loupe dès qu’ils seront un peu trop basanés pour être nés en Espagne. Voilà donc la solution qui se profile, et l’on peut imaginer que les méchants seront punis. Je ne peux m’empêcher de penser que l’article était donc probablement plus alarmiste que nécessaire. Etait-il opportun ? C’est au moment où je me pose cette question que je tombe sur le nombre de personnes dont parle la présidente (socialiste, je le répète encore et encore) du CPAS : sur un an, le nombre d’Espagnols qui se sont inscrits à la ville d’Anvers comme nouveaux habitants est de… 124 ! De ceux-là, 66% seraient d’origine marocaine, soit 81,84 personnes. Mettons 82 personnes, dont une diminuée. De ces 82 personnes, « un certain nombre » (la présidente ne sait pas combien !) se seraient inscrites à la Caisse Publique d’Assurance Sociale pour toucher le minimum vital, d’environ 500 à 800 euros si ma mémoire est bonne. En supposant que le cinquième de ces personnes soient des mineurs, et qu’un tiers travaille (estimation très basse mais passons), l’on arriverait à un peu moins de 35 personnes en un an. Voilà qui vaut bien un titre stigmatisant dans De Morgen.

…non, c’est le titre qui fait peur !
Or, les statistiques du CPAS d’Anvers () montrent que sur 470.000 habitants de la belle ville de Brabo, il n’y aurait pas plus de 6.158 personnes ayant droit au revenu minimum ou au revenu dit de « survie ». La proportion très alarmante « d’Espagnols d’origine marocaine » représenterait donc 0,5 % du total des ayant-droits totaux et, au passage, 0,007 % des Anversois. Alors, en quoi l’origine marocaine de ces Espagnols justifierait-elle d’être reprise dans le titre ? Les Marocains sont-ils tous à la CPAS ? Loin de là ! L’ensemble de la population anversoise marocaine ou « ‘soi-disant nouveaux belges’ d’origine marocaine » comme l’écrit le CPAS, c’est à peine 35.000 personnes. Et moins d’un dixième émarge à l’aide sociale. Ça nous laisse une écrasante majorité de Marocains qui ne touchent pas d’allocations, et n’ont manifestement rien à voir avec un système éventuellement frauduleux visant à leur attribuer une aide indue. Il y a même dans ces chiffres anversois de quoi tordre le cou à cette rumeur tenace qui voudrait que les Marocains (mais pas seulement eux, bien sûr, les Italiens ont entendu ça avant) ne seraient « venus » que pour profiter de nos largesses sociales.

Mais alors, si les Marocains ne sont pas ces vampires de notre état-providence que les poujadistes de tous bords nous décrivent, à qui profite le crime de préciser que ceux des Espagnols qui frauderaient le CPAS seraient « d’origine marocaine », sinon pour stigmatiser, une fois de plus, tout ce qui nous vient d’outre-Gibraltar ? Si au lieu d’être marocains, les fraudeurs présupposés avaient été juifs, aurait-on écrit « Des Espagnols d’origine juive achètent un travail de courte durée à Anvers pour pouvoir ensuite profiter du service social belge ? » Comprend-t-on qu’un tel titre ne peut que conforter ceux qui ont peur de leur voisin « allochtone » ?

Bon, c’est entendu, De Morgen n’aurait pas dû. Mais si un journal Francophone aurait probablement été plus prudent, il ne faudrait pas pavoiser : dans ce pays, au Nord comme au Sud, on a pris l’habitude d’imaginer des demi-nationalités, en commençant par la belge. Et alors que l’acquisition d’une nationalité devrait amener le nouveau venu à bénéficier d’un traitement identique à tous ses pairs (dès lors que ses devoirs le sont aussi), on constate qu’il n’en est rien ici et que la marque de l’allochtone ne s’efface pas par la simple acquisition de la nationalité belge.

Les Belges autochtones et les autres.
J’ai trouvé l’info qui suit en lisant le rapport annuel du CPAS d’Anvers pour tenter de bien comprendre le titre du Morgen, mais j’insiste sur ce point précis : j’aurais pu la trouver en Francophonie et à Bruxelles et en cherchant un peu, je sais par avance que Wanda va me dénicher d’autres perles dans le même esprit étroit qui caractérise nos statisticiens autochtones, qu’ils soient d’expression francophone ou néerlandophone.

Tous les Belges ne sont donc pas égaux devant la statistique. Dans le rapport susnommé, je lis en effet : « Figure 6 : répartition de la population en fonction de l’ethnicité, Anvers, début 2007 » qui fait suite à l’explication suivante : « Dans les chiffres démographiques que nous présentons dans la figure 6, nous laissons de côté la variable ‘nationalité’. Aux gens de nationalité étrangère, nous ajoutons les soi-disant ‘nouveaux Belges’. Plus d’un habitant sur 4 a des racines allochtones, dont la majorité hors de l’UE. » Je ne résiste pas à vous joindre le tableau en question. Je crois que chacun comprendra son sens. Il faut savoir que dans ce graphique sur la population anversoise (et je reprécise que ce serait pareil à Bruxelles ou à Charleroi), les « allochtones » comprennent ceux qui ont la nationalité belge. Ceci est une statistique officielle.Autochtones-allochtones.jpg

Le rapport du Centre Public d’Aide Sociale donne ensuite la définition de « nouveau Belge » que je ne résiste pas non plus à partager avec vous : « nous définissons comme nouveau belge quelqu’un qui a actuellement la nationalité belge mais qui avait une nationalité étrangère en entrant en Belgique ou à la naissance. » Ah ! J’apprends donc que deux de mes aïeuls étaient des soi-disant nouveaux-belges. Me voilà tout à coup allochtone. J’ai beaucoup de chance : ça ne se voit pas trop dans mon cas — ich hab’ blaue Augen.

 

 

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Commentaires

Instead of criticizing Antwerp, you might try to find some examples of a zeal to detect and fight social fraud in Francophonia. But then, that would be hard, wouldn't it?

Écrit par : Lieven | mardi, 13 octobre 2009

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@Marcel: vous faites bien de dénoncer ce qui s'apparente à la banalisation d'un racisme latent, en Flandre même socialiste, comme partout ailleurs en Europe (et vous n'insisterez jamais assez sur le fait que la Flandre n'est pas la seule touchée, quoi que salement touchée, par le phénomène - vous serez éternellement suspect, et vos vues critiques sur la Flandre politique vous vaudront toujours cette étiquette injuste et injustifiée d' "anti-flamands" - cf le message de "Lieven").
Plus généralement, quel choc entre ces statistiques officielles qui induisent une différenciation entre les Belges et donc une sous-nationalité, en fonction de l'origine des individus (et de leur couleur de peau évidemment) d'une part, et d'autre part le principe républicain qui interdit tout recensement ethnique, pour éviter les classifications ethniques et les stigmatisations et les abus qui en découlent inévitablement (cela n'élimine pas la discrimination à l'embauche ni le racisme ordinaire, mais ça permet au moins que l'état n'en soit pas complice !!).

Écrit par : didier | mardi, 13 octobre 2009

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Justement, Lieven, tous les scandales wallons récents sont la preuve qu'il y a derrière une forte volonté de lutte contre les vieux démons de la Wallonie. Il faut souhaiter la même chose pour la Flandre et ses propres problèmes, dont le moindre n'est pas le racisme ambiant.

Écrit par : Franck Pastor | mardi, 13 octobre 2009

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Spijtig genoeg, Lieven : when you insist on using English because you are fed up of using French (if I did understand a previous message well), when you keep on pretending that everything is malfunctioning in Walloonia, you are doing exactly what I was talking about : discriminating on base of the race, which in your eyes is what differs from the top quality Germanic Flemish to what you call " people of your lot". Well, my lot is actually quite proud to be criticized by people of "your lot". Except that "my lot" is not a matter of skin colour, religion or language, but a matter of philosophy and "your lot" has nothing to do with the fact that you are Flemish, but has something to do with the fears that you maintain within your society.

Écrit par : Marcel Sel | mardi, 13 octobre 2009

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Holy fucking cow! Avec vos critères chaque étude démographique est un manifeste raciste!

Écrit par : wanda | mardi, 13 octobre 2009

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@Wanda : are you discrimating cows ?

Écrit par : Marcel Sel | mardi, 13 octobre 2009

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Sacred cows make the best hamburgers.

Écrit par : Lieven | mardi, 13 octobre 2009

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@ Lieven, waarom niet schrijven in uw moedertaal ???

moi, je suis belge d'origineS, ... gantoise, prussienne, française, espagnole, j'ai des ancêtres qui ont servi Napoléon, été décapités à la hache en place publique à Verviers, fait la révolution belge, ... ont été emprisonnés par les allemands en 14-18 et questionnés par la Gestapo en 40-45 parcequ'ils cachaient des juifs et que de "bons" belges avaient dénoncés à la kommandantur, ...

j'ai honte de ces jeux débiles qui cherchent des différences entre les gens, ... on ferait mieux de promouvoir ce qui nous relie et nous rapproche.

Écrit par : jpallonsius | mardi, 13 octobre 2009

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ah j'oubliais, des anticléricaux et des catholiques, ... voilà la panoplie du bon belge ...

je disais lors d'une émission "contoverse" sur RTL-TVI que les vrais et les bons belges, ça n'existait pas ! et Mme Anne Morelli avait tout à fait soutenu cette idée en soulignant que nous avions été envahis a plusieures reprises et que nous avions subis également des flux migratoires tout au long de notre histoire millénaire, ....

Pour moi, la statistique est une science eacte basée sur des données fausses . alors, ... kikenveut ???

Écrit par : jpallonsius | mardi, 13 octobre 2009

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@Franck

Don't confuse political infighting with a zeal for welfare reform. Besides, I'm in favour of splitting Belgium so each side can deal with its problems by itself

@Marcel

Yatta! After less than a week it already irks you that someone refuses to speak your language at your place. Maybe you'll understand the Flemish linguistic laws a bit better. Note that I didn't make any disparaging remarks about French or tried to force anyone to speak to me in English. But anyways, since this is your place, change the rules about allowable languages and I'll adapt or go away :)

Écrit par : Lieven | mercredi, 14 octobre 2009

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Et les nouveaux belges sont des anciens ou des nouveaux pas très riches?

Écrit par : Nekkonezumi | vendredi, 16 octobre 2009

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@Lieven : I have no problem with foreign languages, especially not with English that everybody understands, I only said that in one message, you said that you changed from French to English because you felt better (easier) with the second language, which is allright for me of course. But in another message, you said that you went to English because you were fed up with French, and « their lot ». It is still your right to write in English on my site even if it is because you hate French. I have no problem with it…

Écrit par : Marcel Sel | samedi, 17 octobre 2009

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