jeudi, 20 février 2014

Olesya twitte sa propre mort et survit, ou l’info à la va(trop)-vite

 

olesya.jpg

Mise à jour du 21/2 à 14h20 : Olesya a twitté "Je suis vivante" depuis l'hôpital. Elle annonce que son état est stable. Heureux dénouement et claque pour les agences de presse AP et Reuters.

À l’heure de Twitter, Facebook, des réseaux et de l’ultradirect depuis le monde entier, il est plus difficile que jamais pour les journalistes de traiter correctement les données qui leur parviennent. L’une des raisons est que, s’ils ont toujours le privilège de recevoir les dépêches des agences de presse, sur les réseaux, ils sont au même niveau que le citoyen lambda un peu attentif. Les agences de presse, elles-mêmes, puisent une partie de leurs informations sur ces mêmes réseaux. Lorsque les journalistes utilisent des infos provenant de ces agences, ils ont donc parfois un temps de retard.

À cela s’ajoute le fait qu’en principe, les agences doivent évidemment recouper l’information qu’elles transmettent. Un recoupement qui prend du temps. Autrefois, on utilisait volontiers le conditionnel pour compenser et pour éviter les nouvelles erronées. Trop de conditionnel peut aussi poser problème (le lecteur finit par prendre à l’indicatif des infos qui ne sont… qu’indicatives). Néanmoins, c’était une bonne habitude dans beaucoup de cas, qui semble s’être perdue au moment même où la vitesse de transfert de l’information atteint des sommets. Aujourd’hui, on en aurait bien plus besoin qu’il y a trente ans.

Pire. Les stimuli cérébraux font que, quelquefois, la tentation est grande de retweeter une information qui paraît «incroyable», ou qui nous révolte, ou encore, qui confirme l’une de nos certitudes. Journalistes ou pas, nous cherchons les preuves de nos positions dans le flux d’information qui nous arrive. Nous y cherchons aussi l’exclusivité, le choc des photos et le poids des mots, l’émotion, la révolte, etc. 

L’une des raisons pour laquelle nous le faisons, c’est que tout peut aujourd’hui être contredit dans la seconde, et sur Twitter, il m’arrive de recevoir une dizaine de contradicteurs sur un seul message. C’est éprouvant, et la tentation est grande, dès que l’occasion se présente, de leur tendre une preuve tangible de ce que l’on avance, ne fut-ce que pour arrêter le flux d’opposants ou, parfois, de trolls.

Je pense qu’aucun journaliste, résident des réseaux, faceboukiste, ne peut se vanter de n’avoir jamais répercuté une information qui, par la suite, s’était avérée fausse. C’est dans cette lumière qu’il faut voir l’histoire d’Olesya Zhukovka, la jeune fille qui a twitté «je suis morte» cet après-midi à Kiev, après avoir été blessée à la gorge, apparemment par balle. Dans le fatras d’informations qui nous viennent de Kiev, difficile de prendre le temps de contrôler chaque info, il y en a trop, et souvent, nous n’avons qu’une source. Alors, quand Olesya Zhokovka twitte «je suis morte», les réseaux s’emballent. Reuters et AP confirment qu’elle est décédée. Itélé publie un premier papier titré «une activiste médecin annonce sa mort sur Twitter»

Quelques heures après ce «dernier twit», Kristina Berdinskikh, autre «activiste», affirme sur Facebook qu’Olesya a été opérée et qu’elle est sous respirateur, vivante. Un journaliste ukrainien relaie. Je transmets à iTélé qui, dans un premier temps, me rétorque «AP et Reuters ont confirmé le décès». À quoi je réponds qu’il faut bien constater qu’aujourd’hui, il vaut mieux recouper l’info qui, en principe, aurait dû être recoupée par les agences de presse, dont c’est (aussi) le métier. Après cette protestation de principe, iTélé vérifie et corrig son article, en ajoutant au titre original «… et survit».

C'était à 16h44 et ça n'était pas encore correct. En fait, à l’heure où iTele a publié le correctif, nous ne pouvions pas prétendre savoir qu’Olesya est vivante. Les sources ne me semblaient pas suffisamment recoupées. On avait l’espoir qu’elle avait survécu, d’autant qu’elle n’était pas là pour se battre, mais pour soigner des blessés. Mais affirmer qu’on en était sûr était hélas prématuré. Ce n’est que vers 17h30 que le nombre de sources différentes suffisamment crédibles (l’une ayant eu l’info en téléphonant à l’hôpital) pouvaient éventuellement autoriser le journaliste qui se respecte à transformer le conditionnel en indicatif. 

Il en va de même pour sa blessure. Affirmer qu’elle a été atteinte par une balle (primo), tirée par un sniper (secundo), agissant pour les forces de l’ordre (tertio) me paraît une accumulation de faits non-confirmés et pour une partie non confirmable parce que de facto, il est difficile de savoir exactement d’où une balle de sniper est tirée, a fortiori de déterminer s’il s’agissait d’un milicien ou d’un manifestant (certains ont bien des fusils à lunettes). Le conditionnel s’imposait donc. «Olesya aurait survécu à ce que des témoins ont affirmé être un tir de milicien sniper», par exemple. Mais aujourd’hui, la tentation d’affirmer, dans un sens ou dans l’autre, est presque devenue un vice, et je plaide coupable, j'ai moi-même failli retwitter l’article d’iTele, considérant que c’était une source forcément… recoupée. La course au buzz est devenue une sorte de nécessité pour tous les acteurs médiatiques, moi inclus.

Et ce faisant, nous sommes peut-être tous passés à-côté de cette photo, saisissante en soi, d’une jeune fille touchée à la gorge, qui, au moment précis où elle est photographiée, est peut-être en train d’envoyer ce twit épouvantable : «je meurs». Quelques instants plus tôt, elle appelait à l'aide : «Urgent à tous à Kiev ! On a besoin de votre soutien ! Si le carnage a commencé ce matin, la nuit sera horrible ! […]» Au choc de cette photo, Olesya impose le poids de ses propre mots en écrivant — alors qu’elle est gravement blessée — ce qu’elle a pensé être son dernier message au monde. Elle avait, ou elle a, 21 ans.

Si l’on en croit le compte PR Euromaidan, une centaine de manifestants auraient été tués par des snipers, et d’autres tombent probablement alors que j’écris. Pendant ce temps, trois ministres des Affaires étrangères papotent avec Yanoukovitch. Peut-être entendent-ils les tirs, qui tuent en leur présence… Où je me dis que l’obscénité de la politique européenne a rarement été aussi criante.

(photo du compte Twitter @Ola_bilo4ka)

19:04 Publié dans Humeurs brèves, Humeurs d'Ailleurs | Lien permanent | Commentaires (39) | |  Facebook |  Imprimer | | | |

Commentaires

Juste un mot.... Merci !

Écrit par : Philippe | jeudi, 20 février 2014

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Le problème est économique ,le peuple ukrainien est divisé ,l anguille était sous. Roche depuis longtemps et nous voilà spectateurs d une guerre civile qui servira les plus riches'.,Diviser pour mieux régner ,c est la devise

Écrit par : Capucine | jeudi, 20 février 2014

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Heu... si elle est médecin comme le titre itélé dans son "premier papier", elle ne peut pas avoir 21 ans.

Écrit par : Fred Lambin | jeudi, 20 février 2014

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C'est une traduction francaise de "medic" probablement traduit de l'ukrainien. Elle est probablement interne ou infirmiere.

Écrit par : Marcel Sel | jeudi, 20 février 2014

oucraïne/sottechie femen poussiraïote cosaque knout snaïpeur
x (beaucoup?) morts
x (juste un peu, beaucoup?) blessés
x flics otages(?)
x flics déserteurs(?)
x flics ralliés à la cause(?)
x flics morts (des bons?-non, c'est pas des flics indiens)

vive le sport! vive l'esprit du sport!

Écrit par : uit 't zuiltje | jeudi, 20 février 2014

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Churchill : "No sport". On aurait aimé qu'il soit aussi ferme avec oncle Joe.

Écrit par : Pfff | vendredi, 21 février 2014

L'obscénité ne serait pas plutôt du côté des bourreaux ukrainiens et/ou des journalistes occidentaux qui se réveillent quand le sang coule.
Moralité : tant qu'il y a du tweet, il y a de l'espoir.

Écrit par : Pfff | jeudi, 20 février 2014

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Le travail des joirnalistes est de couvrir les conflits. Les lecteurs s'interessant peu aux premices, on pourrait tout autant leur reprocher leur inconsistance. Exemple. Article sur Dieudonnê : 12000 j'aime Facebook. Celui-ci en recoltera 100 ou 200 tout au plus. Heureusement que je ne fonctionne pas au clic.

Écrit par : Marcel Sel | jeudi, 20 février 2014

Ah ouaiche ? Ces même journalistes qui enquêtent sur la sexualité des escargots et qui on leur petit avis sur la moralité de la chose, qu'ils s'empressent d'imposer comme seule vérité acceptable, seraient impuissants à expliquer à des citoyens européens le sort d'autres citoyens européens, qui vivent une répression sanglante (ceci n'est pas un film) ? C'est bien de le reconnaître.

On sait au moins pour quoi Elle magazine est en faveur de l'impuissance masculine.

Écrit par : Pfff | vendredi, 21 février 2014

La chute du mur de Berlin est la plus basse audience jamais réalisée par CNN, aux États-Unis. Les européens qui se sont complètement américanisés en vingt-cinq ans.

Écrit par : Pfff | lundi, 24 février 2014

Pfff, ok je vais être immonde:

disons 200 morts, plus il ya d'héros plus ya du partage...
un bain de sang... c'est combien qu'y a déjà de gens au pays de makno?

une chute de mur? perso j'y étais, on avait rempli ma bagnole(j'avais une camionette à l'époque)on est parti en bande à baader de luxe sans trop réfléchir vu qu'un pote au kreuzberg pouvait nous loger, on a vu ça comme une perfo...même pas mal c'était plutôt plouc floyd d'ailleurs... on est rentré on a oublié, les américains sont aussi cons que nous mais si loin de la source de leur civilisation...

Écrit par : uit't zuiltje | mardi, 25 février 2014

Aussi encore et toujours la démagogie! Attiser les passions populaires! Émouvoir la plèbe...quelle arme puissante!

Écrit par : Philippe | vendredi, 21 février 2014

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Philippe,

À quoi reconnaît-on la plèbe ? Au fait qu'on lui tire dessus ? Où va se nicher le mépris, je vous le demande un peu ?

Écrit par : Pfff | vendredi, 21 février 2014

Sorry Pfffff mais ce Philippe là est sans doute un distrait en utilisant mon pseudo

Écrit par : Philippe | vendredi, 21 février 2014

@ Philippe

In elk zothuis lopen er ook vier rond die zeggen dat ze Napoleon zijn ; niet aantrekken !

Écrit par : MUC | lundi, 24 février 2014

Ben oui, quand on veut écrire à tout bout de champ des articles sur la chaude actualité, on tombe plus souvent dans l'émotion que l'on ne s'élève avec la réflexion. Il semblerait que cela devienne un peu la norme dans les différents médias... D'autant que l'on peut sérieusement questionner l'impartialité de ce que l'on peut lire à propos de l'actualité: l'exemple ukrainien ne déroge pas à la règle. Il me semble que dans quelques temps, on verra un peu plus clair sur les dessous de cartes. Car ne nous leurrons pas, rien ne dit que derrière ces manifestations il n'y a pas de puissants intérêts géo-stratégiques internationaux à l'oeuvre activement sur le terrain, puissances qui utilisent les manifestations pour arriver à leur propre fin notamment en provoquant une violence inouie et en tentant de faire vibrer en permanence la fibre émotive... Comme par hasard la morte est maintenant vivante... Soyons donc plus prudent. Plus je vois du sang en Europe à la une des journaux, plus je me dis qu'il ne faut pas réagir impulsivement comme on nous invite pourtant à réagir... Plus je constate que l'on diabolise une personne, une nation, un mouvement, plus je me demande: qui a intérêt à cette diabolisation; dois-je sauter à pieds joints dans l'interprétation que ces récits nous vendent? Dans le cas présent: qui veut à tout prix arracher l'Ukraine à l'influence millénaire russe pour la tourner vers l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique? Enfin, on en reparlera à tête reposée...

Écrit par : Yoël | vendredi, 21 février 2014

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Qui veut à tout prix arracher l'Ukraine à l'influence millénaire russe ??????

fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l'Ukraine


Le reste c'est de la géopolitique... Mais la violence n'est plus acceptable et la rue aura eu raison de régime dangereux pour L'Ukraine.

Écrit par : Philippe | samedi, 22 février 2014

Ceux qui veulent renverser les dictatures ne sont pas toujours des démocrates...

Écrit par : denis dinsart | dimanche, 23 février 2014

"In war, the first casualty is the truth" said a Greek, 2500 years ago (Aeschilius).

Écrit par : MUC | vendredi, 21 février 2014

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merde alors! on parlait déjà anglais chez ces gens-là...

Écrit par : uit't zuiltje | samedi, 22 février 2014

Mijn Grieks zou echt niet te verstaan zijn, ....

Écrit par : MUCstravopopoulos | lundi, 24 février 2014

en bon "latin ou ne sera pas", et comme pourrait dire bart... timeo Danaos et dona ferentes... et donc apprends toujours la langue de ton ennemi et ne le crois jamais plus con que toi

Écrit par : uit't zuiltje | lundi, 24 février 2014

Il faut reconnaître que l'intéressée avait twitté un peu trop vite. On se demande ce qui peut pousser cette demoiselle, sincère sans doute lorsqu'elle se croyait touchée à mort, à le clamer de la sorte.
Twitter, Facebook: nos contemporains n'en deviennent-ils pas fous?

Écrit par : Hucbald | samedi, 22 février 2014

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@Hucbald : tu vois du sang couler en flots de ta gorge, tu te sens partir, tu as 21 ans… je pense que ça explique le tweet…

Écrit par : Marcel Sel | dimanche, 23 février 2014

Marcel, je comprends parfaitement que la demoiselle se soit affolée, j'aurais sans doute fait de même. Ce que je crois malgré tout un peu fou, c'est le désir de faire partager cela avec le monde entier. La situation était sans doute dramatique, mais il y avait des gens autour d'elle, qui se sont occupés d'elle.
Je pense que les gens qui twittent (ou qui facebouquent) ont l'illusion de ne parler qu'à un cercle restreint. Ils ne se rendent pas compte...
Et somme toute, qu'est-ce que cette demoiselle en a obtenu? De la sympathie, une meilleure compréhension des problèmes de l'Ukraine? Non, une ironie sur «l’info à la va(trop)-vite», et avant cela, en effet, de l'info tout aussi désordonnée que Twitter lui-même.

Écrit par : Hucbald | lundi, 24 février 2014

Je m'exprime mal. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a une sorte de voyeurisme inversé dans toute cette affaire et que si la demoiselle avait senti le besoin de faire savoir au monde entier qu'elle mourait, jusqu'à quel point peut-ont faire reproche aux journalistes qui ont relayé l'information.
Ce que je veux dire, c'est que cette folie qui règne aujourd'hui, de tout faire savoir tout de suite, commence chez cette jeune fille elle-même, aussi dramatique qu'ait pu être sa situation au moment même.

Écrit par : Hucbald | mardi, 25 février 2014

bon je sais que ça rien à voir avec chernobil ou ailleurs dans l'oucraïne... mais à mise au point, rtbf bxl, nollet l'écolo n'a même pensé une seconde qu'il aurait pu faire remarquer à lutgen jr que sa "lalouvière-la-neuve" serait sise en zone seveso

Écrit par : uit 't zuiltje | dimanche, 23 février 2014

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bon je sais que ça rien à voir avec chernobil ou ailleurs dans l'oucraïne... mais à mise au point, rtbf bxl, nollet l'écolo n'a même pensé une seconde qu'il aurait pu faire remarquer à lutgen jr que sa "lalouvière-la-neuve" serait sise en zone seveso

Écrit par : uit 't zuiltje | dimanche, 23 février 2014

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sorry pour la répète, j'ai dû merder en envoyant...

Écrit par : uit't zuiltje | lundi, 24 février 2014

Tout y est dit...
Source: lesoir.be/476788/article/debats/editos/2014-02-24/ce-que-peuple-veut

Écrit par : Philippe | lundi, 24 février 2014

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Я вмираю : je meurs, je suis occupée à mourir ... et non pas "je suis mort". Il s'agit certes d'un aspect perfectif (qui laisse entendre qu'elle va mourir), mais néanmoins bel et bien d'un présent, indiquant que l'action est encore occupée à se réaliser. D'où l'ambiguïté ... et aussi les conclusions que certains commentateurs ukrainophones ont tirées quant au décès qui aura suivi l'envoi de ce message. Pour un francophone, qui n'a d'aspect perfectif qu'au passé (notre passé composé), c'est une subtilité qui est un peu difficile à comprendre, je vous l'accorde.
Should you know the Ukrainian language, you would have understood this subtlety.

Écrit par : Tournaisien | lundi, 24 février 2014

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Encore un commentaire pour rebondir sur l'actualité (je ne sais s'il sera encore lu ... mais bon !).
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La Verkhovna Rada (parlement ukrainien) vient de voter un texte bannissant le Russe comme langue officielle dans les oblasts de l'Est de l'Ukraine et en Crimée. Or, dans les deux oblasts de Luhansk et de Donetsk, les russophones représentent plus de 40% de la population, et en Crimée, ils sont majoritaires à quelque 70%. Les acteurs de la révolution de Maïdan tombent à pieds joints dans le piège que l'on pouvait redouter : le radicalisme nationaliste contre tout ce que le bon sens indique.
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La question qui se pose maintenant est la suivante : assistera-t-on à une nouvelle guerre de Crimée ? Je crois hélas que l'hypothèse est très loin d'être à exclure.
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La Crimée n'a jamais été ukrainienne historiquement (Ukrainien au sens d'une identité mixte façonnée par le syncrétisme du vieux fond russe et de la culture polonaise d'occupation (XVIe-XVIIIe)). Son identité a toujours été particulière. À l'origine habitée par des populations scythes, elle était tournée vers le monde méditerranéen via les colonies grecques de ce que l'on appelait alors le Chersonèse. Envahie au haut Moyen Âge par les populations Sarmates, elle fut l'un des lieux-sanctuaires de l'ancien empire Khazar converti au Judaïsme. Cette judaïsation de la population de ces contrées au VIIIe-IXe a favorisé par la suite la conversion des populations tatares qui leur ont succédé, originaires d'Asie centrale et arrivées dans les bagages de la Horde d'or (XIIe-XIVe siècles) (cfr Taras Boulba de Gogol). C'est ainsi que les Tatars de Crimée restèrent pour partie musulmans et pour l'autre se convertirent à ce courant du Judaïsme que l'on appelle le Karaïtisme. Ceux que l'on appelait par la suite les Karaïmes constituèrent alors le noyau de la population criméenne, du moins au centre de cette péninsule (ils seront déportés en masse au XIXe et sous l'ère soviétique encore vers la Lithuanie). Entre-temps, à partir de la fin du XIIIe siècle (à la suite de la bataille de Mellora qui avait assuré son hégémonie sur Pise), les Génois se rendirent maîtres des comptoirs sur la côte de Crimée. C'est d'ailleurs à partir de là, confrontés aux dernières attaques des Mongols de la Horde d'Or qui, pour les réduire, envoyaient des cadavres de pestiférés au moins de catapultes à l'intérieur de leurs murs, qu'arriva fin 1347 à Gènes (de où elle gagna toute l'Italie du Nord et l'Italie centrale) la fameuse et funeste peste noire.
Les Tatars de Crimée se maintinrent jusqu'au XXe siècle. Ils furent à l'origine de la fameuse guerre de Crimée (années 1850), à la fin du règne de Nicolas Ier et au début du règne de Nicolas II, étant sous la protection de la Sublime Porte (Istanbul) qui conservait la mainmise sur la péninsule (la Crimée faisait alors partie de l'empire ottoman). Quand les Russes tentèrent de s'emparer de cet appendice occupés par les Turcs, les Européens (Anglais et Français (les fameux zouaves)), à l'instigation notamment de ce "grand con" de Napoléon III, envoyèrent des troupes au secours des Ottomans. Cette aventure devait toutefois devenir un fiasco, et pour finir, la Crimée rentra dans le giron de l'empire russe. Une grande partie des Tatars allèrent alors s'installer en Anatolie (Turquie) où ils sont aujourd'hui totalement assimilés (la langue tatare de ces habitants de Crimée qui se maintint jusqu'au début du XXe siècle a aujourd'hui totalement disparu).
...
Les Russes ont une mémoire aiguë de leur histoire, et ils n'ont pas oublié l'épisode de la guerre de Crimée où les Occidentaux jouèrent un rôle qu'ils ont toujours considéré comme néfaste et ambigu. Nul doute, en clair, qu'ils identifient aujourd'hui l'attitude européenne comme un "remake" de ce qui s'était passé sous Nicolas Ier et Nicolas II.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les nationalistes ukrainiens au moment de la révolution bolchevique (indépendance de l'Ukraine de 1918 à 1922) avaient été soutenus par ceux qu'on appelaient les Junkers, des troupes allemandes envoyées pour soutenir les Ukrainiens contre l'avancée des Bolcheviques (cfr à ce propos le roman "La garde blanche" de Boulgakhov). Au même moment, la Crimée avait elle-même proclamé une sorte de simili-indépendance, dirigée qu'elle était par un aventurier du nom de Petlioura.
En 1940, ce fut rebelotte. Comme ils le firent en Croatie avec les Oustachis, les Nazis s'appuyèrent sur les nationalistes ukrainiens qui proclamèrent un état ukrainien fantoche sous l'occupation allemande du sud ouest de l'URSS. Ce sont ces Ukrainiens, alliés des Nazis, qui souvent, dans les régions de Podolie et de Volhynie (Kamen Podolski, Lviv), peuplées par d'importantes populations juives, se prêtèrent aux basses œuvres d'extermination (massacres de masse ... cfr "Les bienveillantes" de Jonathan Littell).
...
Tout cela, les Russes ne l'ont pas oublié et ils ne sont pas prêts de le faire.
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L'Europe doit être très prudente. Elle ne doit jamais perdre de vue qu'historiquement, le rôle qu'elle a joué, singulièrement depuis le XXe siècle quand elle appuya l'identité ukrainienne vers 1918-1921-22 puis en 1940-1943, a toujours été un rôle ambigu. Elle ne doit surtout pas oublier que les acteurs d'une Ukraine identitaires, historiquement, ont toujours été suspects d'amitiés idéologiques glauques et nauséabondes. La réalité du mouvement "Svoboda" (qui signifie "liberté" mais n'en est pas moins un mouvement d'extrême-droite aux relents nazis) devrait nous le remettre en mémoire.
...
Tout ceci ne retire rien bien sûr au fait que l'hégémonisme russe sur ses anciens satellites de l'URSS n'est, dans le principe et dans la réalité, pas acceptable non plus. En clair, ce cas ukrainien est une pétaudière que l'on a tout intérêt à manipuler avec des gants. L'idéal à vrai dire serait que cette crise ukrainienne soit gérée conjointement, et le plus harmonieusement possible, par Moscou et par l'Europe (si c'est possible ... car c'est apparemment mal parti).

Écrit par : Tournaisien | mardi, 25 février 2014

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Priez pour avoir tort, Tournaisien. Le pire n'est pas toujours sûr (sauf dans ce pays de scrogneugneu) et la peur est mauvaise conseillère.

Écrit par : Pfff | mercredi, 26 février 2014

"En clair, ce cas ukrainien est une pétaudière que l'on a tout intérêt à manipuler avec des gants[chirurgicaux ou de boxe?]. L'idéal à vrai dire serait que cette crise ukrainienne soit gérée conjointement, et le plus harmonieusement possible, par Moscou et par l'Europe"

cher Tourn',

ne le prenez pas mal mais "conjointement" entre moscou et l'europe (d'ailleurs pas entre les russes et bruxelles) même si vous l'imaginez "le plus harmonieusement possible" ça s'entend comme son bourgeois (geert) et son demotte (rudi) voulant régler de consort le sort de la région bxloise...

Écrit par : uit't zuiltje | mercredi, 26 février 2014

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Je vous le concède ... j'aurais dû nuancer. Le "conjointement" et "harmonieusement" avec Poutine relevait, non pas de l'optatif grec, mais bien de l'irréel (subjonctif passé). Les événements de ce matin viennent de nous le rappeler cruellement.

Ceci étant, sur l'analyse, vous me concéderez que je n'avais hélas pas tort. La Crimée est et sera le point de fixation de cette crise ukrainienne, et l'on pourrait bénir le ciel si l'hégémonisme russe aux dépens de l'Ukraine s'arrêtait à cette ancienne péninsule du Chersonèse. Car de là, cela pourrait facilement faire tache d'huile dans le Donbas (oblasts de Donetsk et Luhansk). Auquel cas plus rien n'empêcherait les Russes de continuer à chercher à pousser leur avantage ... jusqu'aux portes de Kiev.

Écrit par : Tournaisien | jeudi, 27 février 2014

Le parlement de la république autonome de Crimée vient d'appeler à l'organisation d'un referendum pour plus d'autonomie. À vrai dire, ces événements ne peuvent qu'évoluer à court ou moyen terme vers une marche à la sécession d'avec l'Ukraine. Ce processus est inéluctable, la Crimée étant le seul oblast (avec statut de république autonome) d'Ukraine à majorité russe (environ 68 à 70 % de russes pour environ 25%, dont 12% de Tatars (qui se déclarent Ukrainiens), les autres nationalités étant des allochtones (des Grecs notamment).

À mon sens, non seulement ce processus est inéluctable mais il est même souhaitable. Car il pourrait être la seule garantie de la reconnaissance définitive par Moscou de la pleine et totale indépendance de l'Ukraine. Le mieux pour moi serait une indépendance de la Crimée, liée qu'elle serait par ailleurs par des liens étroits avec Moscou (libre à elle de permettre aux Russes de maintenir leur flotte de la Mer noire à Sébastopol).

La Crimée a toujours occupé une place à part dans l'histoire de l'est de l'Europe. Occupée tour à tour par les Scythes, les Grecs du Chersonèse, les Roxolans et les Avars, les Khazars convertis au judaïsme, les Tatars arrivés avec la Horde d'or, les Génois des comptoirs de la mer noire, les Karaïmes (descendants des Khazars judaïsés et Tatars convertis au Judaïsme), les Turcs de l'empire ottoman, les Kozaks zaporogs de la vallée du Dniepr, les Russes à partir du XIXe siècle (Nicolas I et II), les Ukrainiens plus récemment au lendemain de la révolution bolchevique, cette péninsule a toujours été un bouillon de cultures, à la croisée de l'Asie, de la Méditerranée et des plaines de l'Ukraine et de la Russie au nord. Il ne serait que logique qu'un tel territoire se construise sur une indépendance qui respecterait le caractère pluriculturel de ses populations, forte de son extraordinaire complexité ethnique et linguistique.

Ce serait là à mon avis la seule manière pour tout le monde de sortir par le haut de cette crise. Les Criméens n'y perdraient pas, soutenus économiquement par Moscou. L'Ukraine n'a rien à gagner de garder cette épine dans son pied. L'Europe n'est quant à elle pas prête à risquer le grand blitz pour cette péninsule montagneuse que 10% tout au plus de sa population est capable de situer sur une carte de géographie. La doxa de l'intangibilité des frontières issues de l'ancienne URSS, comme il en fut d'ailleurs de l'intangibilité des frontières de l'ancienne Afrique coloniale ... on a vu ce que cela donné au Sud-Soudan), ne tient pas la route dans ce cas-ci, comme elle ne tenait d'ailleurs pas la route s'agissant du Kosovo (où l'on aurait dû conserver aux Serbes leurs sanctuaires orthodoxes (Pec, Decan, Gracanica, Sucevitsa).
Il serait temps que l'Occident apprenne à raisonner autrement qu'en concepts figés et qu'elle prenne en compte l'Histoire, même quand il s'agit de l'histoire de pays ou de contrées qu'elle connaît mal.

Écrit par : Tournaisien | jeudi, 27 février 2014

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Le ministre de l'intérieur ukrainien vient d'accuser la Russie d'invasion. ... il ne faut plus grand chose pour que le feu à la mèche fasse exploser cette pétaudière.

Quelle imprévoyance !
On savait, ou on aurait dû savoir, que la Crimée était potentiellement un abcès de crispation entre l'Ukraine et la Russie. On savait que la Crimée, jusqu'en 1954, n'avait jamais été ukrainienne, qu'historiquement elle était russe depuis la grande Catherine (1853), qu'elle avait déjà été à l'origine d'un conflit européen sous Nicolas I et II. On savait surtout que Yanoukovytch était une fripouille, qu'il avait fait de la tôle dans son jeune temps, que cet apparatchik était pour le moins douteux, qu'il allait jouer un très sale jeu avec Moscou, qu'il avait fait dégommer des journalistes.
Tout cela on le savait, et on a fermé les yeux. Aujourd'hui, on en est à gérer l'urgence.

Ce truc ne pouvait pas tenir. Aujourd'hui, on a le nez sur le problème. Quelle réponse va-t-on apporter ?
Trois options pour l'Europe et les Etats-Unis :

(1) Ils font monter la pression sur Moscou pour les empêcher d'intervenir et maintenir vaille que vaille une Ukraine intacte dans ses frontières actuelles.
Désavantage : Cela ne règlera en rien le problème qui, tôt ou tard, resurgira. Sans compter le fait que ce petit jeu peut être très dangereux.

(2) Ils lanternent et finissent par laisser Moscou intervenir,au risque de voir la Russie ne pas se contenter de la Crimée et de mettre aussi la main sur le Donbas (Donetsk et Luhansk). Ce serait là le pire des scénarios, car plus rien ensuite n'empêcherait Moscou de chercher à continuer à faire progresser son avantage.

(3) Ils amènent Moscou à concentrer la discussion autour du seul cas de la Crimée et suggèrent une solution intermédiaire qui consisterait à accorder l'indépendance à la Crimée.
Cette solution est à mon avis la plus raisonnable. Elle tient compte de la particularité de cette région dont l'héritage historique est très complexe de même que du caractère multi-ethnique de la péninsule (Russes, Ukrainiens, Tatars, quelques Grecs). Elle éviterait d'entériner une annexion par la Russie, ce qui constituerait un précédent très dangereux, un très mauvais signal envoyé aux dirigeants du Kremlin. Elle pourrait être le seul scénario à la limite acceptable par Kiev.

Serons-nous à la hauteur de l'enjeu ? Je ne suis pas tout à fait convaincu.

Écrit par : Tournaisien | vendredi, 28 février 2014

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Des militaires ... sans insignes, sans signes de reconnaissance, sans drapeaux identifiant leur appartenance ... manifestement russes, qui prennent le contrôle du parlement à Simféropol et de l'aéroport de cette ville et tentent de faire main basse sur les moyens de communication.

Signé Poutine !

Et maintenant, docteur, qu'Est-ce qu'on fait ? On envoie la troupe ?

Écrit par : Tournaisien | samedi, 01 mars 2014

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